Le double visage du domaine public portuaire

« On le constate, le droit portuaire est en pleine mutation. Pendant longtemps cantonné dans l’application des procédures d’exécution de travaux et de la police de la grande voirie, il devient aujourd’hui un droit de la concurrence dans un domaine spécifique. Si nous partageons l’idée selon laquelle il faut faire évoluer les mentalités et les moeurs du milieu portuaire, la simplification des textes et leur mise en cohérence constituent les premières mesures à réaliser. La dispersion de la plupart des règles en dehors d’un code et leurs fréquentes modifications entraînent leur méconnaissance et parfois des abus. Prenons l’exemple de la clarté et de la concision du code civil, et appliquons ces principes au code des ports maritimes. »
Robert Rezenthel [1]

« La matière du domaine public est hérissée de mutations, d’hésitations et de contradictions elles-mêmes compliquées par le dialogue et parfois les monologues alternés de la jurisprudence et de la doctrine (…) la matière est très vivante ; les praticiens le savent, eux qui doivent combler le décalage entre de vieux principes et des exigences actuelles pour résoudre les difficiles problèmes posés par la protection des côtes, l’aménagement de zones industrielles portuaires, la réalisation d’opérations d’urbanisme imbriquant des propriétés privées et des équipements publics. »
Georges Vedel [2]

Selon la perspective juridique que l’on adopte, la gestion du domaine public portuaire peut soit être regardée comme une activité commerciale de mise à disposition d’espaces, soit comme un outil stratégique de développement de l’ensemble portuaire, dont l’autorité portuaire assure la cohérence. Le Conseil de la concurrence s’était clairement prononcé, juste avant que sa compétence ne lui soit confisquée par le Tribunal des conflits [3], en faveur de la première solution, en jugeant que l’activité « qui consiste à mettre à la disposition d’opérateurs économiques, directement ou indirectement et en contrepartie de redevances, des installations permettant à ces opérateurs d’exercer leur activité (…), est une activité de service au sens de l’article 53 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 » [4].

Une telle approche économique du domaine public n’aurait rencontré qu’une audience réduite il y a un peu plus d’un siècle. Au XIXè siècle, « la vision antipropriétariste emportait comme conséquence l’exclusivité des pouvoirs de police sur le domaine public » [5]. La doctrine de l’époque n’envisageait le domaine public que sous son acception proudhonienne, celle d’un bien collectif, improductif, voulu hors commerce, en retrait du marché. A mesure que le siècle avançait, les activités se sont déplacées vers les lieux de communication, vers les routes, vers les ports, entraînant à leur suite des pans entiers de l’économie. Les ports maritimes, repliés sur le domaine public par détermination du Code civil, n’ont cessé de contempler l’investissement du domaine public portuaire par un essaim d’entreprises venues s’y implanter. Parallèlement à cet intense ballet, par lequel les activités venaient s’agréger autour des nœuds d’interconnexion, d’une théorie de l’Etat libéral, la pensée politique s’acheminait vers la légitimation de l’intervention publique dans la sphère économique.

Dans l’immédiat après-guerre, l’Etat s’empare de la question portuaire. Dans la perspective d’une intensification des échanges au moyen de bâtiments de fort tonnage, il concentre son investissement de capacité sur l’infrastructure des grands ports, irrigue lui-même leur développement, innerve leur fonctionnement de manière intime. L’administration économique s’accommode prodigieusement de l’instrument du service public et, mêlant l’intervention économique et le pouvoir de police, étend progressivement sa juridiction au monde portuaire conçu comme un ensemble. L’intérêt national commande son incursion dans une chaîne d’activités, le port, dont dépend pour une part non négligeable l’avenir de la collectivité.

A ce stade, le domaine public a déjà subi une mutation profonde. Non plus résumé à un bien inexploitable, il s’intègre peu à peu à la politique économique. A mesure que se déploie l’activité d’intérêt général, que le service public répond à des besoins collectifs sans finalité lucrative, le rôle du domaine public s’étend, sous l’impulsion politique, à la satisfaction d’un intérêt commun. La loi du marché, entendue comme déficiente à l’heure d’appliquer une démarche volontariste, est perçue comme un frein au développement portuaire, et le régime protecteur de la domanialité publique, par contraste, comme un puissant rempart contre l’incursion des intérêts particuliers. Le service public et le domaine public deviennent contingents. Ce dernier  « apparaît comme l’une des richesse communes dont les usages, même individuels, doivent servir à la satisfaction la plus complète possible des intérêts collectifs nés et éventuels » [6].

Aux impératifs inhérents au service public, la continuité, la mutabilité, font parfaitement écho les protections administratives du domaine public : inaliénabilité, imprescriptibilité, insaisissabilité. L’imbrication des deux concepts, sous la lumière nouvelle de l’intérêt général, semble devoir s’affermir naturellement. L’autorité gestionnaire du domaine public utilise dès lors l’outil domanial et les prérogatives exorbitantes du droit commun, qui y sont attachées, pour la satisfaction de la mission de service public dont elle est investie. L’infrastructure portuaire, les équipements, les terrains d’assiette de la foule d’activités ancrées sur le port, sont imprégnés de contraintes légales étrangères au droit commun, et dont l’autorité portuaire a le pouvoir de disposer. Le dispositif  s’ajuste et s’agence de façon à créditer l’autorité portuaire d’un pouvoir discrétionnaire conséquent.

Le port, maître de l’espace, soutenu par un fort engagement public, constitue un modèle d’organisation portuaire particulier. Le statut des ports est loin d’être uniforme d’un pays à l’autre. Le modèle que nous connaissons en France est à rapprocher du port « Landlord » latin : par opposition au port « Landlord » hanséatique, qui est propriétaire de l’espace, le port « Landlord » latin est gestionnaire ou affectataire de dépendances du domaine public affectées au service public portuaire, et agit pour le compte du gouvernement national. Ces dépendances sont une ressource limitée. En cela, les autorités portuaires gèrent l’espace en situation de monopole naturel. Le domaine public qui leur est affecté est, de fait, soumis à un jeu de demandes entre lesquelles les autorités portuaires auront à arbitrer. Dans le contexte renouvelé du transport maritime, cela revient à placer face-à-face deux forces qui ne sont pas linéaires en tous points. Ces forces, répondant à des enjeux divergents, s’affrontent pour une partie, s’enchevêtrent pour une autre, mais sont toujours attenantes. Ces frictions n’ont eu de cesse de s’exacerber à mesure des mutations qu’a connues le secteur jusqu’à aujourd’hui.

Le nouveau contexte de l’activité portuaire est en premier lieu caractérisé par une baisse très significative de la part des armements français dans le trafic mondial, suite à l’effacement des grandes compagnies. Dans son livre vert relatif aux ports et aux infrastructures maritimes, présenté en décembre 1997, la Commission décrit « la disparition progressive des hinterlands nationaux captifs »  due à la contribution des progrès de l’intermodalité au délitement du lien géographique. Les ports français se trouvent donc relativement isolés et, eu égard à l’évasion progressive des trafics réservés, soumis à une forte concurrence interportuaire.

En parallèle, s’est développé un mouvement général de concentration. Les alliances de transporteurs maritimes et leur intégration horizontale, ont contribué à réorganiser le transport maritime autour d’un nombre plus limité de ports. La puissance économique des acteurs du transport, que ce soit les armements, ou les chargeurs, de plus en plus regroupés, s’est accrue. Entre les deux, la pression subie par les ports s’est renforcée. La conteneurisation a provoqué l’augmentation de la part du trafic conteneurisé et de la capacité des porte-conteneurs, tandis que l’affrètement d’espaces et la mise en place de lignes « tour du monde » ont imposé de nouvelles contraintes aux acteurs portuaires, tant au niveau des délais, qu’à celui des coûts. La pression des alliances de transporteurs sur les coûts portuaires a eu pour effet d’amplifier la concurrence entre les ports.

La démarche des armements est désormais de développer des moyens logistiques terrestres et de prendre des participations, afin d’en obtenir le contrôle, dans les sociétés portuaires exerçant leur activité « à terre ». Nul ne peut nier qu’il s’agit là d’un processus pour le moins hasardeux pour l’autorité portuaire, qui risque de se voir dicter des conditions commerciales par un regroupement d’usagers ayant acquis dans un port une position dominante. Des opérateurs devenus gigantesques par une stratégie d’intégration verticale, tentent de contrôler le cycle intermodal et logistique. Les autorités portuaires risquent de se trouver confrontées à une dépendance vis-à-vis de choix d’opérateurs qui ne sont plus ses partenaires « historiques ».

Rationalisation des voyages, développement des ports de transbordement, standardisation de l’offre et des procédures de transport, témoignent d’une profonde restructuration du transport maritime, au centre de laquelle les ports sont relativement passifs. La concentration des armements dans un plus petit nombre de ports entraîne une double spécialisation des ports, selon la capacité des navires et le type de traversée, et selon l’alliance qui s’y exerce en position dominante. La mise au point du cycle hub-and-spoke emporte comme conséquence la formation d’un réseau en étoile de ports, caractérisés par le jeu des influences dominantes qu’ils subissent. C’est à une totale instrumentalisation au profit des armements que les ports s’exposent, donc, au détriment de leur mission portuaire générale.

En France, aucun « système portuaire », aucun organisme de conception ne vient organiser l’évolution d’ensemble des places portuaires, par-dessus les ports, de manière à rationaliser leur stratégie globale, d’une manière systémique et intégrée. Rien ne laisse percevoir l’inclusion des ports dans une démarche commune propre à gérer leur concurrence et leur complémentarité, et à étayer leurs moyens d’action. Et de grands groupes cherchent à améliorer l’implantation de leurs services dans les grands ports, intervenir, participer à la fourniture du service portuaire jusqu’ici marqué par la sphère publique. Les autorités portuaires ont une toute autre mission, celle d’assurer la pérennité du service public. Elles protègent donc leurs prérogatives, mais sont obligées de se plier aux transformations de l’industrie maritime, sans trouver comment en retirer un quelconque avantage.

Entre-temps, les pouvoirs publics ont recherché à se désengager des ports. La démarche d’après-guerre, d’essence volontariste, était sous-tendue par l’idée qu’une conjonction provisoire et aléatoire d’intérêts économiques était incapable d’assurer durablement un objectif global. La théorie de l’intérêt général, au cœur de la pensée politique française, a conféré à l’Etat la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, au delà leurs intérêts particuliers. Cette conception interventionniste a profondément marqué l’ensemble du régime juridique portuaire, régime de droit public dont la clef de voûte est l’intérêt général. La notion de domaine public portuaire ne peut plus aujourd’hui être définie que par référence à cette notion première d’intérêt général, qui humecte largement le droit portuaire et se dessine indirectement au cœur des décisions d’utilisation du domaine public portuaire. L’intérêt général est la source modes actuels d’occupation du domaine public portuaire.

Notion fluctuante, multidimensionnelle, « à géométrie variable », l’intérêt général lié au concept de domaine public a évolué par sédimentation, mais s’est longtemps mal accommodé du droit privé. La couche suivante qui est venue s’incorporer à l’intérêt général, fondement unique des décisions d’utilisation du domaine public portuaire, s’est révélée être constituée d’une logique managériale d’abord diffuse, ensuite plus explicite. Bien hors commerce, puis siège du service public, le domaine public est regardé aujourd’hui sous l’angle de sa rentabilisation. Pour Y. Gaudemet, « Le droit de la propriété publique […] est devenu aujourd’hui un droit de l’exploitation » [7]. Le domaine public improductif, hors commerce, a cédé la place à un bien économique, une richesse, un espace à valoriser. Cette situation amène le pouvoir domanial à s’autolimiter, à intégrer les préoccupations privées et économiques, ce qui mène à infléchir certains principes traditionnels de l’occupation du domaine public. De manière générale, la perspective d’un changement dans les conditions de gestion du domaine se profile, sans qu’on puisse encore exactement en dessiner les contours. Implicitement, « la diversification des modes d’utilisation des dépendances du domaine public constitue une première illustration des effets induits par l’approche économique de leur exploitation » [8]. Encore très autonome, le régime domanial présente cependant des indices de diversification, ayant pour effet d’offrir des garanties aux occupants du domaine public pour faciliter la réalisation d’ouvrages dont l’administration est souvent appelée à devenir propriétaire, et de rentabiliser les biens eux-mêmes.

Il s’agit d’une situation transitoire du droit du domaine où deux logiques s’affrontent. Une logique protectrice commande d’utiliser le domaine public de façon à préserver strictement le service public, en entravant le développement économique du domaine. Une logique d’efficience allocative conduit à adapter le régime domanial aux attentes du secteur privé utilisateur du domaine public, en resserrant le service public autour de ses missions essentielles. Le point d’équilibre est délicat à dégager.

Dans ce contexte, la position des ports comme autorités domaniales se trouve être extrêmement exposée. Les ports constituent en effet le point de rencontre privilégié de deux conceptions divergentes de l’intérêt général. Ils se trouvent au confluent de deux champs de force, de deux mondes juridiques, au cœur du « choc des droits », théâtre d’une tension permanente entre des rôles différents.

Ce clivage est alimenté par la dualité fonctionnelle de l’autorité portuaire. Loin de se limiter à la mise à disposition d’un support, les attributions de l’autorité portuaire l’amènent à fournir un autre service : l’organisation de cet ensemble d’activités consommatrices d’espace, formant un tissu dense et marqué par l’interdépendance exceptionnelle de ses occupants. Ce service est rendu de manière à satisfaire un réseau d’intérêts disparates : l’intérêt de l’usager, l’intérêt du port, celui de son environnement géographique ou celui de la collectivité. Les décisions d’utilisation du domaine public portuaire sont sans cesse tendues vers un intérêt général fluctuant, fait d’adjonctions successives.

Si par le passé les ports ont été considérés comme des prestataires de services d’intérêt économique général devant être fournis par le secteur public et financés par les contribuables, la tendance actuelle est plutôt de les considérer comme des entités commerciales devant récupérer leurs coûts auprès des usagers bénéficiant directement de leurs infrastructures. De ce fait, l’industrie portuaire apparaît comme une industrie en transition. Elle apparaît également, compte tenu des enjeux que nous avons dégagés, comme le maillon faible de la chaîne de transport : en position dominante sur son propre espace portuaire, mais insignifiante à l’échelle du marché.

Confrontés à la fois aux revendications des entrepreneurs (stabilité dans les conditions de gestion, développement d’une logique de partenariat, « neutralité » de l’autorité portuaire…), aux exigences de leurs missions, à la radicalisation des relations de marché qui se figent autour de la baisse des coûts, et à la reformulation du paradigme de l’intérêt général qui est en cours, les ports sont au centre d’un tiraillement, d’une collision entre deux théories économiques, deux théories juridiques, deux théories politiques qui s’entrechoquent violemment. Ils ressentent l’omniprésence d’un conflit d’intérêts qui s’exprime dans tous les rapports des usagers avec l’autorité portuaire, et sont devenus selon l’expression de E. Tierny, le «  lieu d’un pari libéral pour un enjeu régalien » [9]. Dès lors, comment préserver la maîtrise dévolue à l’autorité responsable du domaine, tout en prenant, à travers le secteur privé, les mesures de redéploiement jugées les plus propices au développement, à la redynamisation de la sphère portuaire ?

L’utilisation du domaine public portuaire s’insère donc désormais dans une problématique transversale, celle de l’adaptation du service public dans une économie concurrentielle. Ce constat laisse place à une infinité de questionnements tirés du fait que le domaine public portuaire, ressource limitée, gérée forcément en situation de monopole naturel, sur un mode d’arbitrage spatial qui relève de l’intervention publique, doit constituer d’une quelconque manière un instrument de la stratégie portuaire. Devant l’urgence d’aboutir à un régime pertinent, ménageant les intérêts du port, de ses opérateurs, de son environnement, la volonté de dépasser cette profonde rupture, qui traduit intimement les paradoxes qu’endossent seules les autorités portuaires, il n’est d’autre choix lorsqu’on entame l’étude du domaine public portuaire que de choisir sa problématique en conséquence. Il s’agit bien en effet de dégager comment conserver le cadre protecteur de la domanialité publique portuaire, tout en créant des procédés d’occupation transparents, respectueux des intérêts privés des occupants. Cette question, qui touche aux fondements même de la domanialité publique, semble d’une particulière actualité, et d’une particulière sensibilité pour l’avenir des ports français.

[1] R. Rezenthel, « Le droit portuaire : une branche du droit qui s’affirme », DMF, 1995, n°555, p. 950

[2] G. Vedel, préface à la thèse de J. Dénoyer, L’exploitation du domaine public, LGDJ, 1969

[3] Trib. confl. 18 octobre 1999, ADP, AJDA 1999,  p. 996, chr. P. Fombeur et M. Guyomar, et p. 1029, note M. Bazex. Le contrôle des actes administratifs revient à la juridiction administrative, « même lorsque ces décisions  constituent des actes de production, de distribution ou de service au sens de l’article 410-1 du Code de commerce ».

[4] Cons. conc., décision no 98-MC-13, 2 décembre 1998, BOCCRF, n°9, 12 mai 1999

[5] Ph. Yolka, La propriété publique, LGDJ, 1997, p. 214

[6] P. Laroque, note sous CE Sect., 29 janv. 1932, Société des autobus antibois, Rec., p. 117

[7] Yves Gaudemet, préface à la thèse de Philippe Yolka, La propriété publique – Eléments pour une théorie, LGDJ, 1997

[8] J.-P. Duprat, L’évolution des logiques de gestion du domaine de l’Etat, AJDA 2005, p. 578

[9] E. Tierny, Le port maritime : lieu d’un pari libéral pour un enjeu régalien, Thèse, sous la direction de J.-P. Beurier, Nantes, 2003

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